dimanche 25 février 2018

Se radicaliser



Sur le chemin de la vie intérieure,
nous rencontrons des demeures merveilleuses,
où nous sont offerts les secrets du monde.
Nous entrevoyons des mystères, 
nous pressentons des possibles,
nous devinons des parfums.
Souvent, en un instant,
des torrents de connaissance,
de ressentis, des vies entières,
se déversent en nous.
Comme des visions.
Ces lumières, toutefois,
nous arrêtent, nous détournent,
nous font oublier le but.
Désirons-nous un trésor,
ou bien la source des trésors ?
Aimons-nous l'infini pour ses dons,
ou gratuitement ?
Encore et toujours,
noble vacuité, 
exigeante radicale de l'amour,
s'en tenir au fondement,
être intègres dans notre élan.


Jean de la Croix a argumenté en ce sens,
au point d'y consacré la plus grande partie 
de sa Montée du Carmel :

- Les visions et expériences extraordinaires
gonflent l'ego. Nourrissent notre besoin d'être au centre
"j'ai une mission de vie !" "l'univers veut que je... !"

- Elles nous portent à nous comparer et nous dépriment
"il/elle a eu une super vision, pas moi..." "pourquoi je ne ressens plus rien ?"

- Elles nous font perdre du temps en interprétations obscures
"qu'est-ce que ça veut dire ?" "est-ce que cela vient de mon ego, ou du Soi ?"

- Elles nous détournent de l'essentiel : la pratique de la Présence, de l'abandon.

Il prône donc le détachement.
Les expériences extraordinaires sont comme le reste :
des nuages qui passent.

Mais, demandera-t-on, si ces lumières viennent de Dieu (ou de l'univers, ou du Soi, etc.),
n'est-ce pas rejeter Dieu que de les tenir à distance ?
- Non, répond Jean, car ces Lumières, si elles sont divines, feront leur effet en nous, quoi que nous fassions ou non.
Et même, elles feront d'autant plus d'effet que nous n’y mettrons point notre main.
Si nous aspirons à être l'oeuvre de l'infini,
alors laissons faire l'infini.

Ne pas se perdre dans les reflets.
Remonter les rayons jusqu'au soleil.
Revenir à la racine,
encore et toujours.

Soyons radicaux,
fondamentalistes
et intègres.

vendredi 23 février 2018

Le deux ailes de l'oiseau intérieur


J'aspire à ce qui est au-delà des mots :
une expérience brute, un abandon à l'infini,
non un savoir.
Mais cet au-delà des mots passe par les mots.
Sans compréhension de l'expérience, 
cette dernière reste aveugle 
et éphémère, comme toute expérience,
et ce, quelque soit son intensité et sa richesse.

De sorte que la vie intérieure a son yin et son yang :

D'un côté, l'expérience, l'abandon, l'amour, le cœur, 
la dimension mystique.

De l'autre, la compréhension, la connaissance, la pensée,
la dimension de sagesse.

On retrouve toujours et partout cette opposition.
Elle n'est pas propre à l'Occident contemporain.

Ainsi, dans l’hindouisme
la Bhagavad Gîtâ distingue compréhension (sâmkhya)
et expérience (yoga), et formule clairement le problème.
La méditation, le ressenti, pas soi, ne peuvent rien. 
La compréhension, seule, semble manquer de chair.
Le débat continue jusqu'à nos jours, entre
les partisans du hatha yoga ou du tantra d'un côté,
et ceux du Védânta ou du néo Advaita, de l'autre.
Comme dira Kant (non, ne fuyez pas !) :
"l'expérience, seule, est aveugle ; le concept, seul, est vide".

La tradition bouddhiste met en garde contre la tentation de s'attacher seulement aux expériences intérieures (shamatha), en négligeant la compréhension (vipashyanâ) ; 
le discernement (prajnâ) doit être le couronnement de la contemplation (samâdhi) ;
et de même, la compréhension de la vacuité des expériences (shûnyatâ) doit toujours accompagner l'expérience de la compassion universelle (karunâ).

Dans la tradition chrétienne, on a débattu pendant des siècles pour déterminer qui,
de l'amour ou de la connaissance,
du cœur ou de la pensée, 
était le plus apte à unir l'âme à Dieu.
C'est ainsi que naquirent les Dominicains, partisans de la connaissance.
Le plus célèbre est Maître Eckhart.
Et les Franciscains, partisans de l'amour, avec des maîtres moins à la mode,
mais non moins fulgurants, comme Bonaventure ou Dun Scot,
sans parler des profondissimes manuels de contemplations rédigés par les maîtres
français du XVIIe, comme Alexandrin de la Ciotat ou Simon de Bourg en Bresse,
pour ne citer que deux illustres inconnus.

Et nos vies intérieures balancent entre ces deux extrêmes.
A des rythmes différents, il est vrai.
Mais, à moins d'être parfaitement obtus,
cette oscillation est inévitable.
Nous aimons et nous sentons l'appel de l'infini.
C'est le yoga du désir, l'élan mystique.
Nous somme également fascinés par le pouvoir de la pensée,
car ce sont les idées qui dirigent le monde, et tout ce que nous faisons
est fondé sur des idées explicites ou, le plus souvent, confuses.

Or, nous pressentons que ce sont là deux moments d'un même mouvement.
Deux appuis pour une même marche.
Et ainsi, il y a comme une ascension en spirale :

Depuis l'expérience primaire de l'énergie, 
avec ses voyages vertigineux,
ses chakras, ses visions, 
ses symboles et ses plans vibratoires,
nous nous élevons peu à peu vers un élan plus épuré,
vers l'amour nu, abandonné, aveugle et désintéressé.

Depuis la compréhension primaire engendrée par les théories occultistes,
New Age, pseudo scientifiques ou philosophiques,
nous nous élevons peu à peu 
à la compréhension de la non-dualité,
l'éveil parfaitement simple, 
qui ne conjecture pas et ne se laisse pas définir.

Ces deux aspects nous élèvent de concert.
Donc ils sont inséparables et complémentaires.

Et en outre, ils se rejoignent en s'élevant.
L'amour est une connaissance.
La connaissance est de plus en plus ressentie 
comme un amour.
L'expérience comprend, au-delà d'elle-même ;
et la pensée devient expérience.
Mais non pas dans une régression 
qui serait le fruit d'un renoncement paresseux
("l'au-delà des concepts" des éveillés du dimanche),
mais dans une élévation à l'infini,
jamais achevée dans l'expérience,
et pourtant toujours déjà réalisée dans la compréhension.
Et encore :
Même au sein de l'expérience de l'amour, on comprend
que ce que l'on aime est incompréhensible et ne sera jamais pleinement embrassé.
Et même au sein de la compréhension de la non-dualité,
il y a aussi un approfondissement sans fin.
Pourquoi ?
Parce que l'infini ne finit pas.
Tout est emporté.
Auss, ce que le cœur aime sans épuiser son désir,
c'est ce que la pensée contemple sans pouvoir le comprendre.
Deux facettes d'une même vie.

Et les deux se complètent, comme deux jambes
ou comme les deux ailes d'un oiseau.
L'expérience, l'amour, nous donnent la force de comprendre, de contempler et d'accepter ce que nous comprenons.
La compréhension, la pensée, nous offre un cadre, 
nous fait un avec la Lumière 
sous-jascente à toute expérience.
De plus l'expérience se perd souvent dans les détails.
La compréhension donne du recul et du sens.
Nous vivons ainsi à la fois
dans la liberté de l'aventure de l'amour
et dans la sécurité de la certitude assurée.
C'est la condition d'une vie intérieure viable et durable,
d'une vie qui se poursuivra jusqu'à la mort et au-delà,
d'une vie capable de grandir et de devenir adulte.

Outpala Déva, à la fois amoureux du divin (mystique, donc) 
et amoureux de la sagesse (philosophe, donc)
le chantait ainsi :

La vision des choses telles qu'elles sont
et l'immense fête de ton adoration
forment un couple
qui se porte l'un l'autre,
un couple qui grandit

sans cesse pour tes amoureux.

(Hymnes à Shiva, XIII)

jeudi 22 février 2018

Pourquoi je respire ? Le sens profond de la respiration et du temps

Le temps est souvent pensé comme une chute.
Une déchéance hors de l'éternel.
"Le temps image mobile de l'éternité".
La respiration, incarnation de la prison de la dualité :
l'intérieur ou l'extérieur, prendre ou donner, fuir ou combattre...

La liberté serait de lâcher prise, de renoncer au va-et-vient des souffles.
La pratique de l'attention au souffle est d'ailleurs souvent présentée ainsi :
juste observer le mouvement de l'air dans les narines,
en restant neutre, non impliqué, dégagé, sans émotion.
Le mouvement s'amenuise alors, vers une immobilité
prise pour l'incarnation de l'éternité.
Dans le yoga commun, le yoga du souffle, 
prânâyama en sanskrit,
aspire à l'arrêt de l'inspir et de l'expir.
Cet arrêt est le prélude à l'arrêt de toute vie intérieure,
l'arrêt total de l'être incarné qui,
à travers cette sorte de suicide du corps,
veut incarner l'intangible, la pure conscience impersonnelle,
immobile et immuable.
Éternelle.

Mais il existe des alternatives.
D'autres visions.
Le temps est-il une chute ?
Selon le shivaïsme du Cachemire,
le temps est plutôt l'expression naturelle de la vie, 
qui est l'absolu.
Car ici l'absolu n'est pas un bloc statique et immuable,
mais une conscience effervescente
qui se désire elle-même à travers nos désirs innombrables.
La conscience est ébullition.
Notre conscience n'est pas trop agitée.
Au contraire, elle est engluée dans des alternatives.
Des dilemmes, des conflits.
Incarnés dans le va-et-vient du souffle.

Mais alors pourquoi le temps,
pourquoi le devenir, la vieillesse, la maladie, la mort ?

Écoutons Abhinava Goupta,
un maître du shivaïsme du Cachemire,
dans sa Lumière des tantras, chapitre six, "Le Chemin du temps" :

Le temps est à la fois succession et non-succession.

Ceci signifie que le temps ne s'oppose pas à l'éternité. 
Ce sont deux régimes d'une même pulsation consciente, deux rythmes d'un même désir.
Le temps ou "succession" (car le temps est le changement, la succession des phénomènes comme le jour et la nuit, l'inspir et l'expir),
est simplement l'éternité,
mais ralentie, déployée selon un autre rythme.
L'éternité ou "non-succession" (car l'éternité est l'intuition simultanée de toutes les expériences possibles, d'où l'extase),
est le temps réveillé, le temps éveillé,
un temps subtile, une vibration intense,
un temps accéléré.
D'ailleurs, on "passe" spontanément à ce régime
quand le temps s'accélère - dans un accident, le sport,
ou n'importe quelle autre activité rapide.

Abhinava poursuit :

Le temps se déploie tout entier dans la conscience.

Comme toute chose.
Même les ténèbres se font jour dans cette Lumière.
Autrement, il n'y aurait nulles ténèbres, rien, pas même rien.

On l'appelle Kâlî, (la conscience comme temps),
c'est elle que l'on célèbre comme Shakti suprême de Dieu.

Kâlî n'est pas une sorte de féminin sacré déchaîné qui fait des choses à Shiva. Kâlî est la vie, la Lumière qui éclaire ces mots en cet instant même, et qui est la libre manifestation de Dieu, de l'Inconnu qui désire, qui perçoit, qui fait tout.
Le temps est la manière dont cet Inconnu prend connaissance de soi,
sa façon de se sonder, à l'infini, puisqu'il est infini.
Tout ce que nous voyons, ressentons, imaginons,
ce sont des fragments de cet infini,
des facettes de ce diamant.

C'est cette conscience (façon de dire qu'elle est évidente, là, maintenant, au plein jour de la Lumière qu'elle est)
qui fait clairement apparaître à l'extérieur
ce qui est enveloppé en soi, en notre Soi,
et qui est à la fois succession et non-succession.
En (se développant), elle
devient le mouvement de l'énergie vitale/ du souffle.

La conscience devient souffle en "se développant",
comme une plante. C'est l'arbre de la Déesse,
cet immense arbre "des mots et des choses",
ce sont nos existences.
Ce ne sont pas des chutes,
mais des déploiement.
Vijrimbhana : déploiement, bâillement, ouverture - bander un arc.
Camatkâra : délectation émerveillement, étonnement - claquement de langue.
Brahman : expansion, félicité, floraison des chairs - énigme.

Mais pourquoi ?

Parce que la pure et simple conscience, qui est transparente, qui est la Lumière absolue, rejette d'abord d'elle-même l'objet connaissable. Elle ressemble alors à un ciel immaculé, séparé (des choses). C'est cette forme vide de la conscience que l'on célèbre partout comme l'état suprême des yogis qui réalisent que "ce n'est ni ceci, ni cela" (na iti, na iti).

La conscience est la plénitude même. Rien n'existe ni ne peut exister en dehors d'elle. Pour se manifester, elle doit donc d'abord "faire de la place" en niant son absolue plénitude. Elle s'identifie alors à l'espace vide et se dit "non ! non !" en rejetant tous les objets, du plus grossier au plus subtil. C'est cela que les adeptes du yoga commun et de la non-dualité partielle (=le Vedânta) prennent pour l'état ultime,
la réalisation suprême. En réalité, ça n'est qu'un moment, une étape dans le jeu vertigineux qui est le véritable absolu. L'erreur de ceux qui prennent le temps pour une déchéance de l'éternité est donc due à cela : ils prennent le vide, la pure conscience sans objet, pour le fin mot de l'histoire, pour l'absolu, pour l'Immense (brahman en sanskrit). Ils prennent la partie pour le tout, une facette pour le diamant tout entier. La pure conscience dégagée des objets, c'est-à-dire le Témoin, n'est pas la réalisation ultime.

Cette même (conscience) qui s'identifie à l'espace vide,
séparé de l'objet, séparé de ce qui est contenu (en elle),
aspire à assimiler (ce contenu).

Oui, car l'histoire ne s'arrête pas à la pure conscience.
Après le samâdhi, le désir réapparaît.
Et ce désir ne peut s'expliquer simplement par la force des habitudes acquises dans le passé. Non, il y a réellement, au sein du plus intime de la conscience elle-même,
de l'absolu lui-même, un désir de cet Autre, de son propre contenu. Ce désir est un désir d'unité, de fusion, d'assimilation à soi, d'identification complète. 
La conscience est comme un feu : elle brûle l'autre et le réduit à soi, après l'avoir manifesté en soi. 
La conscience est comme un estomac : elle digère l'autre après l'avoir "vomit" en soi.
Après ce moment de pure conscience, 
revient la conscience désirant, car le désir n'est pas un accident de la conscience, mais son essence.
On voit bien l'analogie avec le temps et l'éternité : de même que le désir n'est pas un étranger qui, venu d'on ne sait où, viendrait perturber l'immobile conscience, le temps n'est pas un accident de l'éternité. Ou si il se présente comme un accident c'est, plus profondément, par un secret élan qui est l'absolu même :
icchâ kumârî "la conscience divine est désir"
udyamo bhairavah "Dieu est élan"

Et ainsi, elle se fait balancement, souffle et mouvement des corps :

Elle s'abat (sur l'objet séparé d'elle) dans un débordement :
c'est cela que, dans le jargon (tantrique) on appelle
"énergie vitale", "vibration", "ondulation".

Donc l'Inconnu se réalise comme objet séparé de soi.
Simultanément, il se prend pour une conscience pure, infinie, mais séparé de cet objet. Et alors, pure conscience, il s'éprend de l'objet. Et c'est l'inspir, le désir de prendre en soi, le besoin de fusion, l'immanence, la vie, le jour. Et c'est l'expir, l'impulsion de rejeter hors de soi, la transcendance, la mort, la nuit. 
Et c'est la vie.
Et c'est le devenir.
Shakti (la pure conscience) désire Shiva (l'objet)
et devient ainsi va-et-vient respiratoire,
va-et-vient de vie,
va-et-vient mental,
dilemme, conflit,
guerre et paix.
Elle aspire à l'impossible.
Voici le temps :
un élan fou, totalement irréalisable,
et pourtant toujours déjà accompli,
car il y a rien 
en dehors de la Lumière qui 
joue de ses rayons.

mercredi 21 février 2018

Une critique de l'Advaita Vedanta

Attention : ceci est "intellectuel"...


"De fait, il y existe en ce monde de grands esprits que les gens ordinaires ne peuvent sonder"

Gaudapâda, Stances sur la Mândukya, IV, 95

Telle est exactement mon impression face à l'une des œuvres composées en sanskrit au XXe siècle, le Cœur de Shankara, ou Réfutation de l'idée d'une Ignorance radicale (Shânkara-hridaya, Mûla-avidyâ-nirâsa). En plus de 300 grosses pages, l'Auteur, un maître peu connu du Karnâtaka dans le Sud de l'Inde, débat sur une question simple : 

L'état de sommeil profond, sans rêve, est-il le Soi, ou bien est-il le Soi recouvert par une forme d'ignorance subtile et "radicale" ? 
Et si l'expérience du sommeil profond est en réalité l'expérience de la pure conscience, du Soi non-duel, alors pourquoi en sort-on ignorant ? 
Et si le sommeil profond est un état d'ignorance et, donc, de dualité, comment expliquer que cet "état" soit, de fait, dépourvu de toute dualité ? 
Et si un état sans dualité aucune n'est pas la non-dualité, alors... alors qu'est-ce que l'expérience de la non dualité ?

Questions simples et légitimes, aux enjeux redoutables, à savoir, la possibilité de la "liberté en cette vie même" (jîvan-mukti), versus l'idéal d'un salut après la mort.

Or, ce texte me perturbe. Oui, je le confesse. Pourquoi ? Parce que j'ai bien du mal à le comprendre. Jamais je n'ai vu, en sanskrit où dans une autre langue, une discussion si serrée sur ces questions essentielles. Inutile de préciser que nous sommes loin, ici, des débats débiles du néovédânta avec leur anti-intellectualisme intello obligatoire.
Je ne comprends pas ce que l'Auteur y dit : est-ce un chef-d'oeuvre, le fait d'un pur génie, et un message spirituel authentique, le livre d'une vie ? Ou bien le travail laborieux mais vain d'un homme qui, au fond, n'aurait rien compris à la simplicité de la vie ?
Donc je soupèse. Mais je n'arrive pas à tout comprendre, pas même à tout lire ! Franchement, ça n'arrive pas souvent. Surtout dans le domaine du non-dualisme, qui en général tourne en rond en broutant paisiblement ses propre paroles dans son petit enclos de "l'au-delà du mental".
Alors ? Alors, je ne sais pas. Comment décider sur une chose que l'on ne comprend pas ? Ou si peu ? Ou bien me suis-je ramolli ? Endormi ? Bref.

En attendant, il y a ce passage que j'aimerais partager avec vous. Il concerne un autre texte, cité ici par l'Auteur, un texte qui critique l'Advaïta Vedânta. Ce texte cité par notre Vedântî, je ne le connaissais pas. Il s'agit du Guru-jnâna-vâsishtha, une oeuvre gigantesque de 25000 versets ! Je n'en ai que des fragments, dont une version de la Ribhou Gîtâ, ce chant non-dualiste célébré par Ramana Maharshi. Ce Guru-jnâna enseigne une forme de non-dualisme de l'expérience, contre le non-dualisme intellectuel de Shankara. Et ce faisant, il le critique. Et ceci m'intéresse, car cela fait penser aux critiques adressées par le shivaïsme du Cachemire au Vedânta.
Je traduis donc ce passage fort long mais riche, de ce texte déjà traduit une fois en anglais (Shânkarahridaya, p. 220 et suivantes) :

Il existe un livre anonyme intitulé "L'enseignement de Vasishtha sur le maître de sagesse", oeuvre de quelqu'un qui ne supportait pas la doctrine du Vedânta non-dualiste. Il comporte une section "sur la connaissance" en quatre partie. Son Auteur y récuse la doctrine de la non-dualité toujours (déjà) réalisée, la doctrine de l'Immense, la doctrine de l'apparence illusoire (vivarta) et autres doctrines en accord avec les gens éduqués (c'est-à-dire avec notre tradition de l'Advaita Vedânta).  Il dit ceci par exemple :

"Les partisans de la doctrine de la création des âmes et aussi ceux de la doctrine de la création (de toutes choses) à partir du Principe transcendant sont meilleurs que ceux de la théorie de l'apparence illusoire. Celui qui dit à un disciple qu'il est "sans forme" est incompétent ! Cet individu n'est qu'un glouton qui sert ses désirs, qui cherche l'argent, un escroc... Il affirme que la délivrances est le fait que l'âme est déjà l'Immense. Si c'était le cas, l'enseignement serait vain !"

Ses autres idées sont que l'Immense se transforme réellement (en les mondes), que (la réalisation) dépend de la mise en pratique de certaines règles (à la manière d'une cérémonie), que l'Immense a trois formes, que (celui qui a réalisé l'Immense) doit se plier au quotidien. Dès lors, par pur aveuglement, cet Auteur croit que, dans le quotidien, la dualité existe vraiment, mais qu'au plan de la vérité ultime, il y a non-dualité. C'est une doctrine de la confusion générale, (plutôt que de la non-dualité)... Et tout ceci mis dans la bouche de Vasishtha... Je ne développe pas, dans l'idée que la réfutation de ces erreurs ne serait que fatiguer l'esprit de ceux qui suivent le système du vénérable Shankara.

... (je passe un bout).
Et il fait son propre éloge en ces termes :

"Tout ce qu'on écrit dans leurs commentaires les partisans du dualisme, du non-dualisme, et du non-dualisme relatif (=Râmânuja), tout cela est faux. Et tout ce que les éveillés de notre doctrine du Soi à la fois duel et non-duel, tout cela est vrai."

Pourquoi l'Auteur du Cœur de Shankara cite-t-il ce monsieur apparemment odieux (mais décidé) ? Parce que, dans ce Guru-jnâna-vâsishtha est aussi réfutée la doctrine du Soi identique au sommeil profond, doctrine que ce même livre présente comme LA doctrine de l'Advaita Vedânta :

"Ô brahmane (c'est un dialogue entre Dakshinâmûrti et Brahmâ) ! certaines paroles des Advaïtis affirment que celui qui est en sommeil profond est l'Immense (brahman)..."

Et selon ce critique du Vedânta, dire cela est dire une absurdité :

"Saches que les discours des partisans de l'Advaïta (Vedânta), il y en a des myriades ! Mais il est certain qu'ils sont tous débiles (durbala)..."

Et pourquoi sont-ils "débiles" ?
Parce qu'ils ne voient pas que, quand certains passages des Oupanishats affirment que le sommeil profond est le Soi, c'est juste une métaphore, une façon de dire que, dans le sommeil profond, les voiles les plus grossiers ont disparu. Mais pas que le Soi est vraiment le sommeil profond indifférencié. mais alors qu'est-ce que le Soi ? C'est le "quatrième", au-delà des trois états, "car (dixit toujours le Guru-jnâna) il est souligné (dans les Oupanishat) que l'Immense est quelque chose de plus que le sommeil profond !"
...
"Si le Soi était purement et simplement le sommeil profond, alors les bêtes et autres oiseaux seraient tous établis en l'Immense ! Cette affirmation est donc fausse.
Or, alors même que cette affirmation est ridicule, on constate qu'elle prospère chez tous ! Et, comble du comble, ceux qui affirment qu'ils atteignent la Lumière suprême dans l'état de sommeil profond, on en parle comme de suprêmes Éveillés !"

Et la citation continue dans la même veine.
Je ne sais de quand date ce texte, mais une chose est claire : le débat sur le sommeil profond a fait rage. Et il continue, comme en témoigne les discussions engendrées par le Cœur de Shankara jusqu'à nos jours.
Et encore une fois, ça n'est pas une vaine polémique, mais une réflexion vitale, même si elle dépasse sans doute les capacités de beaucoup. 
Si le sommeil profond est le Soi "à l'état pur", sans dualité, à quoi bon, par exemple, la quête du nirvikalpa samâdhi ? A quoi bon la quête d'une expérience de la pure conscience ? C'est pourquoi Shankara dit que le yoga de Patanjali "n'est pas un moyen de délivrance". En revanche, il sert à développer la concentration comme introversion. La véritable méditation serait alors l'entraînement à l'inversion du regard, vers la conscience-témoin, jusqu'à éradiquer l'habitude de l'extraversion, afin de comprendre le sens de la phrase "tu es cela". 

Bon, bah du coup je vais faire une petite sieste.


mardi 20 février 2018

La Déesse, Témoin de la danse de Shiva

L'Hymne des trois cent noms de la Déesse Lalitâ (Lalitâtrishatistotra)
est aujourd'hui l'un des plus populaires pour l'adoration de la Déesse Lalitâ,
culte rendu célèbre par son mandala, fait de mystérieux triangles enlacés.

Il a cette particularité que ses noms commencent tour à tour par chacune des syllabes
du mantra ou vidyâ (comme on dit pour une déesse) en quinze syllabes.

Voici une version chantée de cet hymne,
claire et audible :


Le professeur Alexis Sanderson en propose 
une traduction anglaise
sur son compte academia.edu. 
C'est gratuit, mais il faut s'inscrire :


Parmi ces noms, on trouve :

îsha-tandava-sâkshinî (12)

"témoin de la danse du seigneur".

Sanderson, en note, rappelle un autre nom, dans l'Hymne des mille noms de Lalitâ :

maheshvara-mahâkalpa-mahâtândava-sâkshinî (232)

"témoin de la grande danse du grand seigneur à la fin du grand éon"

Ce qui est remarquable, c'est que c'est la Déesse qui est ici Témoin de l'activité de Dieu.
Elle l'est en qualité de pure conscience (cin-mâtra).
Contrairement à ce que l'on entend souvent, dans le Tantra
et dans la tradition Kaula, la Déesse est la pure conscience, témoin de la danse
de Dieu qui danse le monde. Ici, Dieu n'est pas le Témoin immobile
de la danse de la Nature. Ceux qui sont incapable de distinguer le Tantra du Sâmkhya
reprennent souvent cette affirmation, sans comprendre. Dans le Sâmkhya, en effet,
la pure conscience (purusha) est "témoin" immuable des mutations de la Nature (prakriti),
c'est-à-dire du monde, en gros. Mais ici, c'est le contraire, car la Déesse n'est pas
la Nature dont parle le Sâmkhya. Cette dernière est privée de conscience propre (jadâ)
et inerte, tandis que la Déesse est la conscience, la vie et le pouvoir de se mouvoir par soi.
D'un autre côté, il n'est pas faux de dire que la Nature est conscience, 
mais en un tout autre sens que l'entend le Sâmkhya : 
la Nature est Dieu qui joue librement à prendre conscience de soi ainsi,
sous les formes de la Nature. 
Et la Déesse est ce pouvoir.
Mais, comme nous le rappelle cet hymne, elle reste aussi
la pure conscience, Témoin de toutes choses.

vendredi 16 février 2018

Yoga et musique

Nombreux sont aujourd'hui 
les "yogas du son", de la voix, des mantras, des nâdas et autres svaras.

Le fait est que le yoga a joué 
et joue un rôle 
dans la musique classique de l'Inde,
la musique hindoustanie.

Quel est le lien entre yoga et musique ?
Le souffle bien sûr,
mais aussi le rythme, la parole et l'émotion.
L'émotion esthétique ou délectation, le rasa,
est au cœur de la spiritualité indienne
comme de toute spiritualité, d'ailleurs.
Sans empathie, sans participation, sans bhakti,
il n'y a rien, on reste sec
et en famine, même si cette émotion
peut être subtile et cachée au monde.
C'est pourquoi Abhinava Goupta expliqua le grand enseignement
des arts de la scène, le Cinquième Savoir (Véda).
Il affirme clairement que l'homme qui ne sent rien
en voyant un beau corps ou en entendant une belle musique,
est... comme une pierre,
il vit en vain. Même plein de Lumière (prakâsha), il est privé de sensibilité (vimarsha, hridaya), c'est-à-dire de liberté (svâtantrya), de vie (ojas).
C'est aussi pourquoi le plus profond penseur du shivaïsme
du Cachemire, Outpala Déva, fut aussi un immense mystique
qui composa de magnifiques poèmes
que j'espère voir publiés à la rentrée prochaine.
Il existe d'ailleurs une version chantée de quelques uns de ces hymnes :


L'exercice du pranayama est une excellente pratique pour les chanteurs.
Presque tous les grands ont pratiqués un "entraînement à la note" (svara-sâdhanâ)
pendant des années, voire toute leur vie. 
On raconte, par exemple, que Krishnarao Pandit
chantait chaque jour avant l'aube, seul, en faisant du pranayama et, même, des postures,
ai-je entendu. 
Souvent, on fait les exercices de gamme avec un rosaire,
exactement comme pour des mantras. 
Le maître de Tansen, le "Mozart" indien,
était à la fois un yogi et un amoureux du divin.

Le Sangîta Ratnâkara, un enseignement sur la musique composé en sanskrit au XIIIe siècle
par un brahmane originaire du Cachemire, 
décrit la manière dont toutes les émotions
résident sur les pétales du lotus du cœur et des autres chakras. Dans le Moûla Âdhâra, il place les quatre félicités (ânanda) bien connues des adeptes bouddhistes de Tchandalî, équivalente à la Koundalinî. 
Au-dessus habite la Puissance du Désir, Kâma Shakti. 
Le Cœur est le sanctuaire de l'adoration du divin en forme de Om, résonance de la conscience. 
Dans le chakra de la gorge habitent les notes de la gamme, et ainsi de suite. 
Sur chaque pétale habite une émotion (voir le chapitre II).

Ce qui n'a pas empêché de grands artistes de mettre en danger leur souffle.
Ainsi l'un des plus puissants chanteurs du XXe siècle,
Mallika Ardjoune Mansour, était accro aux bidies, ces terribles petitescigarettes indiennes.

On le voit ici chanter avec sa bidie :


Du coup, il eut un cancer des poumons. On le voit ici avec son fils, peu de temps avant sa mort, une cigarette dans la bouche :


Et pourtant, il était une voix incroyable, d'une tenue miraculeuse,
puissante et continue, même dans ses dernières années :


Il appartenait à la tradition peu connue des Vîra Shaivas, 
voie dans laquelle le yoga et l'amour divin
sont deux facettes d'une même vie intérieure.

Je crois que la musique est un yoga,
non au sens de la suppression des émotions
dont parle Patanjali (son yoga n'étant que de la mortification bouddhique à peine déguisée),
mais au sens d'une union de l'âme avec Dieu.

Le dernier concert de Mansour.
Sublime, tout le yoga est là :




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